«Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer
la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je
suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère.
Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir,
limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du
corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la
misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère !
Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y
songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est
pas le fait, le devoir n’est pas rempli.
La misère, Messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous
savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle
peut aller, jusqu’où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au
moyen-âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons
? Voulez-vous des faits ?
Mon Dieu, je n’hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes,
mais nécessaires à révéler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensée,
je voudrais qu’il sortît de cette assemblée, et au besoin j’en ferai la
proposition formelle, une grande et solennelle enquête sur la situation
vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que
tous les faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal
si l’on ne sonde pas les plaies ?
Voici donc ces faits :
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de
l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons,
des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle,
hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour
couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects
de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes,
espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent
toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver. Voilà un fait. En
voici d’autres : Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux
homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions
libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de
faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté après sa mort qu’il
n’avait pas mangé depuis six jours. Voulez-vous quelque chose de plus
douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra,
on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur
nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de
Montfaucon!
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent
pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa
sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de
telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays
civilisé, engagent la conscience de la société toute entière ; que je
m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne
sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes
envers Dieu !
Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer
tous ceux qui m’écoutent de la haute importance de la proposition qui
vous est soumise. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est décisif. Je
voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n’importe, je ne
connais pas, moi de majorité et de minorité en de telles questions ; je
voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce
grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la
misère!
Et, messieurs, je ne m’adresse pas seulement à votre générosité, je
m’adresse à ce qu’il y a de plus sérieux dans le sentiment politique
d’une assemblée de législateurs ! Et à ce sujet, un dernier mot : je
terminerai là.
Messieurs, comme je vous le disais tout à l’heure, vous venez avec le
concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les forces
vives du pays, vous venez de raffermir l’Etat ébranlé encore une fois.
Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun
devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les
institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait
une chose considérable… Eh bien ! Vous n’avez rien fait !
Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre
matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! Vous
n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n’avez rien fait tant
qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous
n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui
travaillent peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et ont
travaillé peuvent être sans asile ! tant que l’usure dévore nos
campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes tant qu’il n’y a pas
des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes
parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons
ouvriers, aux gens de cœur ! Vous n’avez rien fait, tant que l’esprit de
révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n’avez rien
fait, rien fait, tant que dans cette œuvre de destruction et de
ténèbres, qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour
collaborateur fatal l’homme malheureux!»
Victor Hugo
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