Depuis dix jours, Jacques Alexandre
César Charles, professeur de physique à la Sorbonne, enrage d'avoir été
coiffé au poteau par deux amateurs ! Il voulait à tout pris être le
premier à voler dans les airs, or le marquis d'Arlandes et Pilâtre de
Rozier l'ont devancé le 21 novembre 1783 en s'envolant à bord de la
baudruche chauffée par un feu de paille des frères Montgolfier. Du
bricolage risquant de prendre feu à tout moment ! Alors que son ballon
est une petite merveille de technologie : gonflé à l'hydrogène, il est
capable de voler éternellement. Le prototype de 33 mètres cubes qu'il a
fait voler le 27 août 1783 au-dessus du Champ-de-Mars lui a donné toute
satisfaction.
Le 26 novembre 1783, cinq jours après le vol de
Pilâtre de Rozier, la "Charlière" est achevée. Comme Charles roule pas
sur l'or, il s'est fait financer par une souscription publique à
laquelle ont répondu des centaines de Parisiens enthousiastes. Dans la
capitale, on oublie un instant la guerre entre NKM et Anne Hidalgo pour
s'intéresser à sa prochaine tentative. "Dans tous nos cercles, dans tous
nos soupers, aux toilettes de nos jolies femmes comme dans nos lycées
académiques, il n'est plus question que d'expérience, d'air
atmosphérique, de gaz inflammables, de chars volants, de voyages
aériens", note le baron Melchior de Grimm. Le gonflement du ballon, d'un
volume de 380 mètres cubes, prend plusieurs jours, car la production
d'hydrogène par action d'acide sulfurique sur de la limaille de fer, est
un procédé très lent. Le 1er décembre 1783, l'aérostat est enfin gonflé
à bloc. Charles, aussi. Il s'envoie en l'air une dernière fois avec une
prostituée tant que c'est légal, et le voilà prêt...
"Tout Paris était dehors"
Le
départ a lieu dans le jardin du palais des Tuileries où une foule de
peut-être 400 000 personnes entoure l'enveloppe de neuf mètres de
diamètre, rayée de blanc et de rouge. "Tout Paris était dehors. Jamais
on n'avait vu si magnifique assistance pour une expérience
philosophique", écrit Benjamin Franklin, représentant des États d'Amérique en France,
inventeur du paratonnerre et ami de Jacques Charles. Ce dernier a
décidé de se faire accompagner durant le vol par Noël Robert qui l'a
aidé à construire le ballon.
Mais quelques heures avant la tentative, coup de tonnerre, le roi Louis XVI
interdit la tentative ! Sabotage ! Quelle peut en être la raison ?
Craint-il pour la vie des deux hommes ? Hollande veut-il faire embarquer
des sans-emploi à bord pour inverser la courbe du chômage ? A-t-il fait
l'objet d'un lobbying des amis des frères Montgolfier redoutant un
rival ? Charles est au désespoir, quant à la foule, elle est furieuse de
se voir priver de son spectacle. "Et si on allait prendre la Bastille
pour apprendre à Louis à se mêler de ce qui le regarde ?" jette un
Mélenchon. "Sois patient !" lui répond le secrétaire national du PC
Pierre Laurent...
Jacques Charles hésite, lui et ses amis se
concertent. Ce serait trop bête d'abandonner alors qu'ils touchent au
but. Le savant décide de braver l'interdiction. Il fait un signe à ses
assistants d'achever la préparation de l'aérostat. Ceux-ci déposent dans
la nacelle bleu et or des fourrures pour protéger les deux hommes du
froid et une bouteille de champagne. C'est dire si la confiance règne
quant à la réussite du vol. Même Étienne Montgolfier est présent. Non
revanchard, Charles lui tend un minuscule ballon vert à lâcher pour
connaître la direction du vent. "C'est à vous, monsieur, qu'il
appartient de nous ouvrir la route des airs." Le vent souffle vers le
nord-est. Pas un nuage pour faire de l'ombre au spectacle. Charles et
Robert s'installent dans la nacelle en souriant. Après le largage de dix
kilos de lest, le ballon entame son ascension. Il est 13 h 40, un coup
de canon marque le début du voyage. La foule reste muette de
stupéfaction. Des milliers d'yeux suivent l'élévation silencieuse du
ballon. Charles et Robert survivront-ils à cette incroyable expérience ?
À bord, les deux hommes savourent l'instant. Ils sont pris d'une
intense émotion. Ils volent ! Ils s'élèvent dans l'espace. Ils sont Neil
Armstrong et Buzz Aldrin...
"Ce n'était pas du plaisir, c'était du bonheur"
Quand
la Charlière atteint une soixantaine de mètres d'altitude, les deux
aventuriers brandissent de petits fanions blancs pour saluer les
Terriens. Lesquels poussent enfin un rugissement d'enthousiasme. "Jamais
rien n'égalera ce moment d'hilarité qui s'empara de mon existence
lorsque je sentis que je fuyais la terre, ce n'était pas du plaisir,
c'était du bonheur", écrira par la suite Charles. C'est le début d'un
merveilleux voyage de deux heures. La foule en extase regarde le ballon
s'éloigner doucement. Il atteint bientôt une altitude de 500 mètres,
survole Asnières, Argenteuil, Sannois, Saint-Leu-Taverny, L'Isle-Adam.
Charles et Robert sont au septième ciel. Ils s'amusent de bon coeur de
l'effroi des paysans qui les voient passer dans le ciel. Ils font
descendre le ballon pour les taquiner de la voix. On leur demande s'ils
n'ont pas peur, s'ils ne vont pas être malades. Les deux hommes leur
répondent : "Vive le roi !" Voyant des domestiques, alors qu'ils passent
au-dessus du domaine du prince de Conti, à L'Isle-Adam, ils
s'enquièrent de celui-ci. L'un d'eux met ses mains en porte-voix pour
répondre : "Monseigneur est à Paris et il en sera bien fâché."
Les
deux hommes entendent le coup de canon tiré à Paris, c'est le signal
convenu pour dire que le ballon n'est plus visible. Ils continuent leur
chemin, n'oubliant pas de sabler le champagne. Après deux heures de vol,
ils se préparent à atterrir dans un champ, près de Nesles-la-Vallée. Le
physicien ouvre la soupape pour laisser échapper le gaz. La Charlière
file au ras du sol, poursuivie par des villageois. "Comme des enfants
qui poursuivent des papillons dans une prairie", note Charles. Au moment
où leur panier touche le sol, une troupe de cavaliers surgit au galop.
Elle les suivait depuis Paris. Le duc de Chartres, le futur
Philippe-Égalité, est parmi eux, mais c'est un Anglais qui est le
premier à serrer Charles dans ses bras, très ému. "Monsieur Charles !...
Moi d'abord !..."
Gloires
L'expérience a été
tellement enivrante que Jacques Charles veut de nouveau s'envoler, mais
seul cette fois. Soulagé du poids de Robert, le ballon bondit dans le
ciel dès qu'il est libéré. Sensation extraordinaire. Bientôt, il atteint
3 300 mètres d'altitude. "Je passai en dix minutes de la température du
printemps à celle de l'hiver." Même pas peur. Charles croise la route
du parachutiste Baumgartner qui n'a pas le temps de le saluer... Alors
que le soleil est déjà couché pour les Terriens, le savant le voit "se
relever" au fur et à mesure qu'il grimpe dans le ciel. Il s'extasie :
"J'étais le seul corps éclairé dans l'horizon et je voyais tout le reste
de la nature plongé dans l'ombre." Puis il assiste à un deuxième
coucher de soleil dans le même jour. L'expérience de se sentir seul dans
l'espace infini, d'être le premier à le faire, est si intense qu'il se
jure de ne plus s'exposer à pareilles émotions. Bientôt, un froid
glacial le saisit malgré ses fourrures, il connaît aussi une forte
douleur à l'oreille provoquée par la chute de la pression atmosphérique.
Il est temps de redescendre sur terre. De retrouver la misère, les
guerres et Valérie Trierweiler...
Son expédition céleste vaut la
gloire à Charles. Dès le lendemain, son appartement place des Victoires à
Paris est pris d'assaut par les domestiques des "personnes les plus
qualifiées de Paris" qui veulent des nouvelles. Les dames des Halles
viennent lui porter des lauriers enrubannés. Des paysans et des
musiciens lui livrent dans une charrette son ballon dégonflé. Au cours
des semaines suivantes, de superbes créatures de la haute société se
pressent à son cours de physique à la Sorbonne. Un jour, il reçoit un
billet doux anonyme : "Vous êtes devenu l'objet de toute ma pensée, le
héros de mon coeur, le génie qui devait le fixer. J'éprouve un plaisir
innocent à vous le dire, et je m'impose à jamais la loi de vous demeurer
inconnue..." La mystérieuse inconnue veut un signe de lui pour vérifier
que son mot a été lu. Elle le prie, lors de son prochain cours public,
de poser la question suivante : "Étiez-vous à l'expérience des Tuileries
?" Ainsi possédera-t-elle la preuve "qu'[il] ne dédaign[e] pas sa
flamme". Le malheureux savant, peu habitué à ce genre de libertinage,
mange la consigne.
Alors, la belle inconnue reprend sa plume
pour lui assurer qu'elle n'est "ni vieille, ni laide, ni folle". Elle le
conjure de porter la rose qu'elle a jointe à sa lettre, car "cette
fleur me dira : il sait qu'il est aimé... L'état de mon coeur est le
plus doux du monde ; vous en faites le charme ; je veux que vous le
sachiez, et je désire en être sûre par la présence de cette fleur à
votre côté." Conquis, Charles obéit, il place la rose sur sa veste, côté
coeur. Un dernier mot le remercie : "Je l'ai aperçue ; c'est là que je
l'aurais placée... Je vous remercie d'une pensée fine et charmante dont
l'image me suit partout... Addio, caro... addio !" Charles ne connaîtra
jamais l'identité de sa charmante correspondante. Parfois, Carla sait
être discrète...
source: www.lepoint.fr
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