Constitué en 1963, au lendemain de « l’indépendance » de l’Algérie, le front des forces socialistes
(FFS) s’est inscrit dans l’opposition radicale vis à vis de la nouvelle
autorité en place. D’essence pacifique dans un premier temps, il a
fortement fait pression sur l’exécutif pour que celui-ci concède le
multipartisme et ouvre les portes régaliennes à la société civile.
L’intransigeance de la tête de l’exécutif sur ce dernier
point a rapidement conduit le FFS à prendre les armes. Les militants
sont ainsi remontés dans les maquis kabyles d’où ils étaient à peine
revenus. Cet épisode a déclenché une vaste répression en Kabylie,
laissant des meurtrissures profondes : des centaines de morts et près de
3 000 détenus rien que dans les rangs du FFS.
Cette nouvelle défaite
vint s’ajouter au traumatisme de 1871, qui, lui-même fut précédé par
celui de 1857, qui fit perdre sa souveraineté à la Kabylie.
Coincés entre l’enclume du leurre de la fraternité extra régionale et le
marteau de l’événementiel, les militants kabyles (FFS ou autre) ont
toujours porté en eux cet aspect d’inachèvement, d’incomplétude. Mais la
« psychasthénie » trouve sa genèse dans le mouvement dit « national »…
A travers le fil rouge conducteur, on l’observe dans tous les sursauts
qui ont suivi la crise berbériste de l’hiver 1948 : l’avènement du FFS,
l’académie berbère, le printemps 1980, et plus particulièrement celui
de 2001.
Des enjeux de pouvoir…
Généralement issus de l’Organisation Spéciale (OS) du nationalisme
algérien, les promoteurs du FLN se sont livrés dès le début à des luttes
intestines pour le contrôle du pouvoir.
Les luttes de fractions qui ont
jalonné l’historicité du mouvement ont souvent trouvé leur issue par
l’exclusion des uns et l’élimination physique des autres.
Comme culture politique, les frères avaient comme règle de ne point
tolérer les jumeaux différents.
Les berbéristes qui avaient le double « défaut » d’être démocrates et
kabyles en payèrent le prix fort. Les liquidations des Amar Aït Hamouda,
Embarek Aït Menguellat et autre Bennaï Ouali anéantiront l’idée d’une
élite politique berbère.
A l’orée de l’indépendance, l’armée des frontières prit le domaine
politique en main poussant ainsi le GPRA à n’avoir plus qu’un rôle de
façade. La toute puissante Fédération de France elle-même fut, dans un
premier, temps domestiquée avant sa mutation en « Amicale des Algériens
».
L’Algérie ne pouvait donc entamer son indépendance que de façon
calamiteuse.
…aux lendemains qui déchantent
Lé départ des colons a permis de lever le voile sur les inégalités
importantes entre les différentes classes du pays. Le « vide » brutal
qu’ils laissèrent fut immédiatement comblé par les clients serviles du
nouveau pouvoir. La grande masse des déshérités demeura donc dégarnie.
Au moment où fermes et entreprises furent abandonnées par leurs
propriétaires européens, des comités de travailleurs se sont mobilisés
pour stopper l’extension du mouvement d’appropriation par les
apparatchiks. Pour permettre la continuité de la production, ils
s’octroyèrent collectivement les moyens de production. C’est ce qui fut
appelé plus tard l’autogestion. Ce mouvement fut rapidement assujetti à
l’Etat, puis, à terme, phagocyté. Quant aux moyens de production, ils
furent dilapidés par la corruption naissante...
Mais de nombreuses grèves éclatent par-ci par-là suite aux mesures
d’austérité imposées au début de 1963. Le « travailler plus et consommer
moins » du ministre des finances de Ben Bella est ressenti comme une
gifle. Les grèves passent aux manifestations spontanées et les premières
répressions dues à des mécontentements économiques commencent à voir le
jour.
Sur le plan purement politique, les premières actions des nouveaux
maitres furent de torpiller les institutions encore fragiles.
L’Assemblée Nationale Constituante (ANC), issue de la crise de l’été
1962, est imposée d’en haut. Elle est d’ailleurs plus désignée qu’élue
(20 septembre 1962). La légitimité des députés est franchement douteuse
et l’assemblée croupion qu’ils incarnent est aux ordres. Elle devait
pourtant être perçue insuffisamment docile car le projet de constitution
fut adopté en catimini dans une salle de cinéma !
Aït Ahmed y tentera une expérience de député (qui lui sera reprochée
plus tard) puis claquera la porte en juillet 1963 avant de lancer le FFS
en septembre de la même année.
Après avoir acculé ses adversaires politiques à se réfugier dans la
clandestinité (PRS) et forcé d’autres à la soumission (PCA), le pouvoir
incarné par Ben Bella se tourne désormais vers les organisations
syndicales. Sa cible principale est l’UGTA (Union générale des
travailleurs algériens) à qui il reproche son autonomie. Son organe «
l’Ouvrier algérien », disparu depuis, est retiré de la vente dès que
celui-ci ne convient pas. L’UGTA finira à son tour par être phagocytée
par le FLN…
En Kabylie, la situation économique est désastreuse. Le nombre de
martyrs est très élevé et certains villages ne sont plus habités que par
leurs fantômes. Les hommes encore en vie sont au chômage ou s’occupent
de leurs maigres parcelles. Cette région berbère qui s’est d’emblée
opposée au groupe d’Oujda le paye à petit feu.
Un nouvel exode humiliant s’amorce vers l’ancienne métropole…
La naissance du FFS
L’avènement du Front des Forces Socialistes (FFS) en septembre 1963 est
l’ultime péripétie de la crise de l’été 1962. Le FFS, dirigé par Aït
Ahmed, s’est essentiellement créé comme contre-pouvoir au régime
totalitaire qu’était entrain d’instaurer Ben Bella.
Tout comme le PRS
(Parti révolutionnaire socialiste), il est davantage une partie qui
s’est détachée du FLN - qui entra dans l’opposition ouverte -, qu’un un
parti « externe » proposant une politique économique originale. Dans ses
statuts, il se présente d’ailleurs comme une « organisation
d’avant-garde » dont l’objectif visé est essentiellement :
- d’opérer le redressement de la révolution algérienne
- d’en assurer la continuité en vue d’instaurer un socialisme fondé sur
l’adhésion populaire qui seule est garante de justice sociale et de
liberté
On ne peut donc, en la matière, qualifier le FFS de scission du FLN
suite à un désaccord programmatique ; mais plutôt comme la continuité de
ce dernier suite à sa déviation totalitaire. En réalité, cette «
déviation » du FLN – ainsi que l’arrivisme, la cupidité et la corruption
de ses cadres – était inhérente à sa culture politique. Rien donc de
surprenant.
En préambule, le FFS se veut un rassemblement – d’où l’appellation de
front – de tous ceux qui sont mécontents de l’arbitraire du régime.
En ce sens, durant la période de son soulèvement (63-65), il ressemble
davantage à un mouvement assez bien organisé – qui a pris les armes –
qu’à un parti « d’avant-garde » compartimenté. Certes, les attributions
des uns et des autres sont clairement définies, mais ses prolongements
au sein de la population (kabyle) ont d’une certaine manière décloisonné
l’organique.
C’est probablement cet aspect qui fait que les militants kabyles d’hier
et d’aujourd’hui ont toujours eu un peu de FFS en eux : une amère
défaite pour les uns, une résistance héroïque pour les autres…
Par ailleurs, composé, à son corps défendant, quasi-exclusivement de
militants kabyles, il s’insurgera contre l’accusation sécessionniste.
[Cette « accusation » sera reprise par le pouvoir à l’encontre du
printemps amazigh de 1980].
Mais cette volonté de regrouper les sociaux-démocrates à travers un
vaste front sans réelle base idéologique sera à l’origine de confusions
quant à la mise en œuvre de ses objectifs. Voilà pourquoi le FFS
s’avérera être, dans ses soubresauts internes, un grand « concasseur »
de cadres…
Bien que sensible à l’identité berbère, Aït Ahmed reste avant tout
profondément ultra algérianiste, quitte à mettre sous le boisseau la
revendication kabyle. La question berbère ne sera intégrée dans la
plateforme du FFS qu’à partir de 1979 (avec l’adhésion des membres du
Groupe d’Etudes Berbères de Vincennes). Mise à part l’Académie Berbère,
cette formation deviendra cependant la première organisation politique à
assumer clairement tamazight.
La double-guerre
Le FFS fut lancé officiellement lors du fameux meeting du 29 septembre
1963 à Tizi-Ouzou. Aït Ahmed -accompagné notamment de l’amghar (ancien)
colonel Mohand Oulhadj, chef de la septième région militaire (Kabylie),
fustige le pouvoir dans un violent discours. Au même moment, la
proclamation sanctionnant la naissance du FFS est rendue publique dans
la Mitidja.
La ville de Tizi-Ouzou fut probablement choisie car la Kabylie était le
fief de la contestation ; et la déclaration est diffusée dans l’Ouest
pour donner au FFS un cachet national.
C’est peut-être ce moment précis qui occasionna les conséquences
dramatiques qu’a connues la Kabylie par la suite. Il est très rare que
l’Histoire suive un cours inattendu suite à un quiproquo entre deux
hommes.
Expliquons nous.
Pour le politique Hocine Aït Ahmed, fort du soutien d’une importante
région militaire, il est désormais possible de faire valoir ses
exigences. Il s’agit notamment de : - former un nouveau gouvernement
sans Houari Boumedienne, alors conjointement ministre de la défense et
chef d’Etat Major ;
- libérer les détenus politiques (Boudiaf en faisait partie. Arrêté le
23 juin, il sera libéré le 16 novembre 1963) ;
- préparer un congrès démocratique.
Pour le militaire et ex-maquisard Mohand Oulhadj, sa motivation
essentielle se résume au sort des familles des martyrs qui vivaient dans
des conditions misérables et qui ne bénéficiaient d’aucun soutien.
Le pouvoir semblait disposé à satisfaire les exigences « mineures »
telle que la libération des détenus, mais il était hors de question de
remanier fondamentalement l’exécutif. Il eut été en effet suicidaire –
pour Ben Bella – de remercier un Boumédienne qui, en tant que chef de
l’armée, détenait les clés du pouvoir.
Le rapport des forces, couplé de positions inconciliables, ne pouvait
amener qu’à une nouvelle guerre. L’aile armée du FFS, peu désireuse d’un
conflit armé, semblait vouloir en rester à la seule démonstration de
force. En effet, la majorité des officiers étaient partagés entre le
choix d’entamer une carrière militaire et le risque de passer de
nouvelles années dans les maquis.
Le 11 octobre 1963, Aït Ahmed annonça pourtant dans un nouveau meeting
la décision du FFS d’engager le combat !
S’agit-il d’une erreur d’appréciation, ou plus grave encore d’une erreur
de discernement ? Il appartient aux membres de la direction du FFS de
l’époque d’en apporter un éclaircissement.
A ce conflit algéro-algérien vient se greffer un conflit de voisinage.
Le Maroc exprime la volonté de récupérer les régions de Tindouf et de
Béchar. Une succession d’incidents frontaliers finissent par déclencher
la « guerre des sables » qui durera trois semaines. Le 8 octobre,
l’armée marocaine franchit alors le pas et pénétra profondément dans le
territoire algérien. L’avance marocaine est arrêtée le 29 octobre 1963,
date du début des pourparlers.
Afin d’isoler l’opposition, le pouvoir algérien exploite au maximum le
conflit algéro-marocain. A tel point qu’il amalgame les événements de
Kabylie à l’agression chérifienne. La frange militaire du FFS, par
naïveté ou par calcul, saisit ici l’occasion pour voler au secours de la
« patrie en danger ». Un mois plus tard le colonel Mohand Oulhadj se
recycla…
Ayant perdu le gros de sa branche armée, il ne restait plus au FFS que
ses militants aguerris pour tenir les maquis.
La répression et le prologue…
Cette tâche est confiée au ténébreux Houari Boumedienne. Ayant encerclé
la Kabylie, l’ANP (Armée nationale populaire) ne fit pas dans la
dentelle. Les exécutions sommaires étaient monnaie courante et les
tortures systématiques. Aucun détenu FFS n’y échappa. Leurs témoignages
affirment que les tortionnaires de l’Algérie « indépendante » étaient
d’une cruauté rare. Pourtant certains d’entre eux, lors de la guerre de «
libération », avaient déjà subi la torture sous les sinistres généraux
Massu et Aussaresses.
Les nouveaux tortionnaires surpassèrent leurs prédécesseurs. L’armée
coloniale utilisait la gégène – c’est à dire un courant atténué afin que
le cœur ne lâche pas – tandis que les sbires de Boumedienne leur
faisaient subir des décharges de 220 volts à même le corps. Et ce régime
durait des jours et des jours… Les femmes elles-mêmes n’étaient pas
épargnées et les demeures des familles étaient fracassées.
Traqués durant seize mois, les militants purent, tant bien que mal,
maintenir une présence oppositionnelle.
Mais pour le pouvoir, la
situation perdurait trop.
Contraint d’y mettre fin, Ben Bella accepta de négocier avec le FFS. Les
tractations commencèrent au début de l’année 1965, puis reprirent en
juin. Le 16 juin, le FFS est reconnu comme parti d’opposition. Trois
jours plus tard (le 19 juin 1965), le coup d’Etat perpétré par Houari
Boumedienne met fin à l’amorce du pluralisme. La junte militaire
appellera ce coup putsch : Redressement révolutionnaire !
En guise de prologue :
Arrêté en octobre 1964, Aït Ahmed est condamné à mort puis gracié. Le
1er mai 1966, il « s’évadera » de prison (évasion réelle ou arrangement
occulte ?). Et se réfugiera en Suisse. Etonnamment, aucune activité du
FFS n’est relevée de mai 1966 à mars 1979. Le colonel Boumedienne meurt
de « maladie » le 27 décembre 1978. Trois mois plus tard, Aït Ahmed et
le FFS réapparaissent en produisant leur brochure rouge « Alternative
Démocratique à la Catastrophe Nationale ».
Les sigles utilisés :
ANC : Assemblée Nationale Constituante
ANP : Armée Nationale Populaire
FFS : Front des Forces Socialistes
FLN : Front de Libération Nationale
PCA : Parti Communiste Algérien
PRS : Parti de la Révolution Socialiste
UGTA : Union Générale des Travailleurs Algériens
Gérard Lamari
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