Interview de Mouloud Mammeri, parue dans le magazine Le Matin du Sahara
N° 6632 du 12 mars 1989, quelques jours après sa disparition. Ce fut sa
dernière interview....
Très
connu par le public maghrébin et étranger grâce à son troisième roman
L’Opium et le bâton, mais aussi célèbre pour la pertinence de ses
interventions dans les différents colloques organisés dans les quatre
coins du monde, Mouloud Mammeri vient de nous quitter après 72 ans au
service de la cause de la nation et de la culture maghrébine.
Mouloud nous a quittés en tant qu’être vivant mais son œuvre et la
chaleur de ses sentiments envers ses lecteurs resteront pour toujours
des phares scintillants qui nous rappelleront la candeur et la
spécificité de cet homme original qui a su réussir un mélange subtile
entre sa culture maghrébine et son savoir occidental.
Il est
difficile d’évoquer dans un entretien des problèmes aussi compliqués que
ceux du spécifique et de l’universel dans la littérature maghrébine
d’expression française. Mais l’utilité d’une telle tentative réside
dans la rencontre de l’un des premiers romanciers maghrébins
d’expression française, dont l’expérience personnelle est étroitement
liée à ce problème. Car quand on l’a vécu soi-même, qu’on l’a palpé
existentiellement comme l’a fait le défunt Mouloud Mammeri, cette
expérience ne peut que subir le feu des polémistes. Pou avoir une
idée succincte sur cette expérience, nous avons réalisé le présent
entretien deux jours avant la mort accidentelle de Mouloud Mammeri.
Le
Matin du Sahara Magazine : Quels sont les rapports que peut prendre le
problème de la spécificité et de l’universalité pour la littérature
maghrébine d’expression française ?
Mouloud MAMMERI : J’avoue
que je suis très satisfait d’évoquer ce problème car j’avais l’habitude,
quand j’étais jeune, de ne vivre ce problème qu’à partir du jugement
des autres. C’était les autres qui nous jugeaient alors qu’on était le
sujet et la matière. Pour les autres notre présence était transitoire,
ludique, secondaire et exotique. On n’a jamais été les véritables sujets
des problèmes posés. Mon expérience personnelle avec ce sujet a
commencé lorsque j’étais au lycée à Rabat. Dès lors j’étais très
catastrophé par la tournure générale de l’enseignement que je recevais.
Il est certes que j’avais de bons professeurs, mais il y avait toujours
une perspective qui me gênait du moment que je me suis rendu compte
qu’il était question de tout le monde sauf de nous, les Maghrébins. On
était des étrangers dans l’enseignement qu’on recevait. Et quand on est
jeune, cette expérience laisse une trace car elle a fini par créer en
nous cette réaction de se sentir péjorativement jugé.
Le Matin
du Sahara Magazine : Puisque vous parliez d’une expérience vécue,
peut-on évoquer avec vous un cas précis et qui a un rapport étroit avec
la problématique posée ?
Mouloud MAMMERI : Quand j’étais en
troisième, nous avions à expliquer un texte en latin, qui s’appelait La
Guerre de Jugurtha ; et c’est alors que j’ai fait l’admiration de mon
professeur. Car quand il nous donnait quinze lignes à préparer je lui
rendais cinquante. Chose qui a poussé ce professeur à se demander le
pourquoi de cela. Ces questions se sont encore posées, quand on
était passé de Salluste à Virgile car avec les textes de Virgile je ne
faisais que le nombre de lignes qu’on me demandait. Alors un matin,
notre professeur de latin s’amène triomphant et s’adresse à la salle en
ces termes : « J’ai enfin compris pourquoi Mammeri écrivait trois fois
plus pour La Guerre de Jugurtha, car Jugurtha est l’ancêtre des
Maghrébins ». J’ai donné cet exemple pour faire saisir comment le
problème des rapports entre la spécificité et l’universalité pouvait se
poser pour les gens de ma génération.
Se définir par rapport aux autres
Sur le plan théorique, le problème se pose de la façon suivante : Etre
soi, c’est être au monde, mais sous quel visage ! Et c’est là que réside
le problème, car on est obligé de se définir par rapport à soi-même
mais aussi par rapport aux autres. D’autant qu’on est pris dans une
espèce de dilemme, car ou bien on est spécifique, mais le risque
apparaît tout de suite car être spécifique c’est se définir par quoi on
ne ressemble pas aux autres. C’est ainsi que le risque réapparaît de
nouveau quand on va s’enfermer dans une espèce de définition de
nous-mêmes, et qui peut aussi affirmer qu’on est incapable d’agir par
notre spécificité. Cela condamne notre spécificité à un usage purement
solipsiste et qui rate l’expérience des autres. La deuxième
solution consiste à être universel, et c’est le revers de la médaille
car on risque de renoncer à soi sous le prétexte de ressembler aux
autres. Devant ce problème, je ne me présente pas en totale
innocence car je l’ai vécu depuis longtemps sans pouvoir le résoudre
dans une espèce de totale objectivité.
Le Matin du Sahara
Magazine : Alors comment faire pour concilier les avantages de la
spécificité avec ceux de l’universalité ? Est-ce que cela est possible ?
Et quelles sont les conditions inévitables par lesquelles il faut
passer pour espérer une conciliation possible ?
Mouloud MAMMERI
: Je pense qu’on a affaire là à un vœu magnifique, mais comme tous les
vœux il ne tient qu’à un poil. Les écrivains de ma génération savent le
prix qu’on a payé pour réaliser cette irréalisable conciliation. En
simple logique, être spécifique, c’est être différent, mais dans la
réalité on ne sait distinguer le spécifique de l’universel. Le premier
aspect nous enferme dans notre ghetto culturel et le second nous fait
semer à tous les vents. Là, j’ouvre une parenthèse pour dire que la
première bonne définition de l’universalité a été donnée par un
écrivain maghrébin, qui avait pour nom Térence, il y a plus de
vingt-deux siècles. Pour Térence, l’universalité est d’être un homme
pour qui tout ce qui est humain n’est pas étranger. Donc, vous voyez que
cette problématique a été évoquée depuis fort longtemps. Il est certes que ce problème est compliqué car où faut-il chercher cette universalité ?
Pour des raisons historiques les écrivains de ma génération sont allés
la chercher dans la culture chrétienne occidentale. C’est l’Occident qui
a été pour nous l’universel à cause ou grâce à l’enseignement qu’on a
reçu dans les écoles françaises. On a été acculé à définir
l’universalité par la spécificité des autres. Donc, c’est un dilemme qui
n’est pas logique et dans lequel on s’installait inconfortablement. Et
toutes les réponses qui ont été données étaient à la fois personnelles
et existentielles.
Un commencement absolu
Le Matin du
Sahara Magazine : Pensez-vous que la littérature des années cinquante,
qui a brusquement apparu à la fois au Maroc, en Algérie et en Tunisie
est un phénomène inouï pour les problèmes qui nous préoccupent pour le
moment ?
Mouloud MAMMERI : Oui, cela est vrai, car cette
littérature est apparue comme un commencement absolu. Cela ne veut pas
dire qu’il n’y avait pas d’écrivains avant cette date, car il y en avait
qui ont marqué par leur empreinte la littérature des aïeux, mais étant
donné le contexte politico-social dans lequel on était inséré on ne
pouvait offrir que la production littéraire qu’on a offerte. Il a
fallu absolument que les écrivains de ma génération s’insèrent dans la
littérature française de façon à ce qu’ils disparaissent dans le décor.
Et il leur a fallu deux propos délibérés. Renoncer à une espèce de
spécificité pour rattraper une universalité qui était en réalité la
spécificité des autres. Mais ce qui s’est passé historiquement a
démontré que les valeurs prônées par les Occidentaux étaient aux dépens
des Maghrébins. Puis, par l’épreuve de vérité historique, ils ont changé d’option afin de ne plus tricher avec la vérité.
Le Matin du Sahara Magazine : Après cette première partie qui était
réservée au spécifique et à l’universel, passons à des thèmes d’ordre
général. Jean Déjeux dans "La Littérature maghrébine d’expression
française" vous a qualifié d’écrivain contestataire, alors que d’autres
critiques pensent autre chose. Quelle est votre réponse ?
Mouloud MAMMERI : Je pense que pour l’essentiel du point de vue de Jean
Déjeux, il est vrai dans la mesure où je considère le rôle de l’écrivain
et sa motivation pour défendre un certain nombre de valeurs comme des
idéaux nobles, surtout quand ils sont écrasés et niés dans les faits. Je
pense que les hommes sont libres de vivre comme ils veulent, et que
tout régime qui nie leur liberté, qui nie leur honneur et qui tend à les
contraindre doit être contesté. Et c’est le rôle de l’écrivain.
L’écrivain n’est pas un homme politique, il est plus que cela, et quand
le politicien ne peut trancher pour d’autres considérations, l’écrivain
est libre dans ses propos. Il doit toujours rappeler le caractère absolu
d’un certain nombre de valeurs.
Je ne fais pas la contestation pour la contestation
Cependant, il ne faut pas faire une formule « appuie bouton », car je ne fais pas la contestation pour la contestation.
Le Matin du Sahara Magazine : Et que dites-vous de la contestation dans l’art ?
Mouloud MAMMERI : Je pense que l’essentiel réside dans le fait d’avoir
quelque chose à dire. La technique n’est qu’un moyen. Elle est un
instrument pour faire passer quelque chose. Or, il ne faut pas que cet
instrument devienne l’essentiel car l’essentiel est ce qu’on dit. Il
faut aussi ne pas faire passer le souci de la contestation dans l’art
pour le plaisir de la forme. Et si on n’a rien à dire dans cette forme,
il est préférable de se taire.
Le Matin du Sahara Magazine :
Changeons de genre et passons au cinéma. On sait que la guerre de la
libération algérienne a été connue par les cinéphiles grâce à deux films
: "La Bataille d’Alger" et "L’Opium et le bâton." A ce sujet, une
question s’impose d’elle-même : Est-ce que Mammeri a reconnu son roman
dans le film ?
Mouloud MAMMERI : Non ! A mon avis, ce sont là deux langages différents et deux discours différents.
Concernant le film, je n’ai pas accepté le scénario, pas seulement
parce que je suis l’auteur du roman, mais il me semble que le film
privilégiait une sorte de vision western. Il présentait les choses d’une
façon manichéenne en classant les bons d’un côté et les mauvais de
l’autre. Or, cela ne correspond pas à la réalité et à la profondeur des
choses. Certainement, le film a eu un grand succès et a permis aux
jeunes algériens de voir sur l’écran comment leurs parents ont vécu le
joug colonial. A part cela, je ne nie pas qu’on peut faire de très
bons films historiques, car j’ai vu trois versions de Guerre et paix de
Tolstoï dont deux étaient superbes. Mais ce n’est pas ce que Tolstoï a
dit dans son roman Guerre et paix.
Le Matin du Sahara Magazine
: Vous êtes l’un des premiers à écrire en français au Maghreb. Est-ce
que Mouloud Mammeri se reconnaît dans les nouveaux romans maghrébins ?
Mouloud MAMMERI : J’avoue que je ne cherche pas à me reconnaître dans
ces romans, je suis bien content que les jeunes écrivains inventent une
façon nouvelle pour s’exprimer et aient de nouvelles choses à dire.
C’est leur temps et ils doivent refléter leur époque dans leurs écrits :
A deux époques historiques différentes correspondent deux formes
littéraires. En plus, ces jeunes écrivains sont obligés de tenir
compte de ce qui se passe en Europe surtout avec la vague du nouveau
roman et des autres expériences. Ce qui prime, ce n’est pas la marque du
verre mais son contenu.
Le Matin du Sahara Magazine : Est-ce que vous êtes toujours en contact avec l’écriture romanesque et théâtrale ?
Mouloud MAMMERI : Oui, je travaille actuellement sur un nouveau roman
et une troisième pièce de théâtre, et j’espère continuer jusqu’à la fin
de mes jours.
N.B. C’était le samedi 25 février, mais
malheureusement la mort l’attendait 24 heures après, et ni le roman, ni
la troisième pièce n’ont été achevés.
Le Matin du Sahara
Magazine : Et pourquoi ce passage au théâtre ? Est-ce pour une raison
d’efficacité ou pour des raisons esthétiques ?
Mouloud MAMMERI
: C’est le sujet qui m’a imposé cette forme théâtrale. Je suis certain
que lorsque le thème évoque une lutte et une confrontation soit d’idées
ou de personnages ou de drame, dans son sens le plus classique, il est
préférable d’écrire une pièce de théâtre. Ces personnages, par leurs
positions l’un par rapport à l’autre, font apparaître des tas de choses
profondes avec peu de répliques. Dans un roman, on est obligé d’écrire
plusieurs pages pour présenter une seule idée. C’est pour cela
d’ailleurs que je pense que le théâtre est percutent. Il est défini par
la concentration des personnages sur leurs propos et leurs sentiments.
Concernant la création théâtrale, je n’en ai fait que deux. Le Fœhn,
qui est un vent terrible et qui rend un peu fou les gens. Le prétexte
c’est la bataille d’Alger pendant la guerre de libération. Et puisque
j’ai vécu cette expérience, cela m’a plus ou moins facilité la tâche et
m’a motivé. La deuxième pièce a pour nom Le Banquet et s’articule autour de la conquête du Mexique par les Espagnoles.
Avant cette conquête, les Mexicains avaient une civilisation
extraordinaire, mais à cause de l’occupation espagnole, cette
civilisation a été réduite à néant. Je récapitule en disant que les
deux pièces évoquent la lutte des hommes pour retrouver leur dignité
bafouée par deux puissances coloniales.
Le rendez-vous Après avoir réalisé pour les lecteurs Magazine cet entretien, je lui ai
demandé de me donner son stylo (celui que je tiens dans la main sur la
photo) afin d’écrire son adresse. J’ai écrit le nom et le prénom, mais
je n’ai pas pu continuer car il n’y avait plus d’encre dans le stylo.
Alors je lui ai dit : "Il n’y a plus d’encre dans votre stylo". Il m’a
répondu : "Peut-être qu’il est mort !" Et ça a été un motif pour rire et
échanger des anecdotes sur les stylos. 24 heures après... La mort
tragique l’attendait au tournant ! Et durant son séjour à Oujda, il
disait qu’il avait un rendez-vous, et qu’il ne pouvait pas rester parmi
nous au-delà du samedi. Avec qui avait-il ce rendez-vous ? Il ne le dit
pas. C’était peut-être avec la mort.
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