Le 16 décembre 1916, le jeune prince
Félix Ioussoupov passe enfin à l'action en assassinant, dans son palais
de Saint-Pétersbourg, Raspoutine, le moine fou, le guérisseur mystique,
le protégé du tsar et de la tsarine, le vil débauché. Il a entraîné dans
son complot une poignée d'hommes courageux : le grand-duc Dimitri
Pavlovitch, cousin du tsar Nicolas II,
Vladimir Pourichkevitch (un député d'extrême droite), Soukhotine (un
officier) et le docteur Stanislas Lazovert. Tous les cinq se sont
résolus à ce crime pour sauver le couple impérial de l'emprise funeste
de Raspoutine. Le pouvoir du moine est tel qu'il fait et défait les
ministres. La rumeur court qu'il est sur le point de convaincre le tsar
de se retirer du conflit qui ensanglante l'Europe, pour le plus grand profit de l'Allemagne.
Mais
il n'y a pas que cela, sa débauche continuelle fait scandale.
Raspoutine est une bête de sexe. En comparaison, le patron de Forza
Italia ressemble à un puceau et DSK, à l'abbé Pierre. Il aurait besoin
de faire l'amour dix fois par jour et toutes les femmes en seraient
folles : il les hypnotise. Ses extravagances scandalisent la cour, mais
personne n'ose lui faire front, terrorisé par ses pouvoirs naturels et
surnaturels. Un mot de lui suffit à la tsarine pour exiler même les plus
puissants aristocrates au fin fond de la Russie. Parmi d'autres, c'est
le sort du père du prince Ioussoupov dont la fortune - avec celle de son
épouse - est pourtant la plus grande de Russie, supérieure même à
celle du tsar !
Assassiner Raspoutine pour sauver la Russie
C'en
est trop. Le prince décide d'éliminer l'aventurier mystique. C'est
pourtant le dernier auquel on aurait pu penser pour entreprendre une
telle mission. À 29 ans, Félix est un sacré bambocheur qui adore
s'exhiber habillé en femme. Sa conscience politique n'est guère plus
élevée que celle de Michou. Il a même réussi à échapper à la
conscription. Ayant effectué une partie de ses études en Angleterre, il
voue un culte à Oscar Wilde. Son attirance pour les hommes ne l'empêche
cependant pas de tomber amoureux de la princesse Irina Alexandrovna de
Russie, 19 ans. La nièce du tsar Nicolas II est merveilleusement belle,
douce, intelligente, bonne. Il l'épouse, lui fait un enfant. Il lui fait
confiance, lui confie sa volonté d'assassiner Raspoutine pour sauver la
Russie, elle ne le décourage pas. Dans un premier temps, elle accepte
même de servir d'appât au monstre.
Avec l'accord des autres
conjurés, le prince commence par entrer dans les bonnes grâces de
Raspoutine. Il demande à le consulter, prétendant souffrir d'une douleur
à la poitrine. En effet, le moine possède une grande réputation de
guérisseur. La beauté du prince charme Raspoutine. Et quand celui-ci lui
propose de rencontrer son épouse, Irina, sous prétexte qu'elle rêve de
le connaître, il ne se méfie pas. Il a entendu parler de sa beauté
légendaire. Il la lui faut. Même s'il est au courant de rumeurs
d'assassinat le concernant. Il accepte la proposition du prince de venir
un soir à son palais de la Moïka. Ioussoupov lui explique qu'il doit
venir en catimini, car la princesse souhaite une rencontre discrète.
Catastrophe, au dernier moment, Irina se dégonfle. Elle crève de peur.
Depuis la Crimée où elle élève leur bébé, elle supplie son mari de
renoncer à son projet dans plusieurs lettres : "Je suis persuadée que si
je viens, je tomberai malade, je ne comprends pas ce qui se passe en
moi, j'ai envie de pleurer tout le temps."
Il verse du poison dans le vin
Malgré
la défection d'Irina, les comploteurs poursuivent leur projet. Ils
décident d'agir le 16 décembre 1916 dans les sous-sols du palais afin de
ne pas être surpris. Avec l'aide d'un domestique sûr, Ioussoupov
aménage dans le sous-sol un salon confortable avec des tables, des
chaises, des tapis, des bibelots, et même une peau d'ours pour
accueillir Raspoutine. Il fait déposer sur la table un samovar, du vin
et des gâteaux à la crème rose aimés par le moine. Un peu avant minuit,
les quatre autres conjurés le rejoignent. Le docteur Stanislas Lazovert
est chargé d'empoisonner les gâteaux. Utilisant une seringue, il y
introduit quelques cristaux de cyanure. "C'est suffisant pour tuer un
éléphant", explique-t-il. Il verse également du poison dans le vin. La
mise en scène est parfaite. Pour faire croire à Raspoutine que la
princesse Irina est dans le palais, ils font jouer un phonographe au
rez-de-chaussée où elle est censée recevoir des invités.
Une
fois les préparatifs achevés, le prince Félix s'en va chercher
Raspoutine vers minuit trente. Le docteur Lazovert sert de chauffeur.
Leur victime les attend, monte dans la voiture sans méfiance. Il ne
pense qu'à la grande-duchesse Irina qu'il va rencontrer grâce à son
ballot de mari. Les deux hommes pénètrent dans le palais par une porte
dérobée, puis s'installent dans le salon du sous-sol en attendant
qu'Irina puisse quitter ses invités. La musique gaie provenant du
phonographe et le bruit de conversations (ce sont les autres conjurés,
attendant à l'étage supérieur) mettent Raspoutine en confiance. Pour
patienter, le prince lui propose de manger quelques gâteaux et de boire
un verre de vin. Mais son invité refuse. Inquiétude de Ioussoupov. Que
faire ? Il s'excuse auprès de son invité pour se ruer à l'étage
supérieur où il confère avec ses complices. On l'incite à être patient.
Quand Félix redescend voir Raspoutine, il le trouve en train de manger
un gâteau et de boire du vin de Madère. Ouf ! Tout devrait aller très
vite maintenant.
"Animé de forces sataniques"
Les
minutes passent. Le moujik ne montre aucun signe de faiblesse. Il
continue à bâfrer avec la distinction d'un Depardieu. Pourquoi le poison
n'agit-il pas ? C'est incompréhensible. Voilà maintenant que Raspoutine
demande à son hôte de lui jouer un air tsigane à la guitare. Plus tard,
plusieurs hypothèses seront émises pour expliquer l'inefficacité du
cyanure. Une réaction chimique a pu se produire avec le sucre du gâteau,
annihilant l'effet mortel. Ou bien, se sachant menacé, Raspoutine se
serait mithridatisé. À moins que le docteur Lazovert ait flanché à la
dernière seconde en fournissant une poudre anodine à la place du
cyanure. Voyant son invité toujours aussi vaillant, Ioussoupov retourne
se concerter avec ses complices. Après avoir envisagé de l'étrangler,
ils décident de l'abattre d'une balle. Le prince emprunte le pistolet du
grand-duc Pavlovitch, redescend dans le sous-sol, braque son arme sur
Raspoutine en lui disant : "Grigori Efimovich, vous feriez mieux de
regarder ce crucifix et de prier." Dès que le moine esquisse un signe de
croix, il lui loge une balle dans la poitrine.
Le monstre
s'écroule sur la peau d'ours pour une dernière étreinte. Les autres
accourent. Après quelques spasmes, l'homme s'immobilise. Les conjurés
quittent la pièce pour discuter de la suite des événements. Félix
revient pour vérifier si le diable est bien mort. Il se penche sur lui,
l'observe de près. Soudain, un oeil s'ouvre. Raspoutine se dresse,
saisit son meurtrier à la gorge. Les deux hommes luttent. Le moujik a
l'air dément, les yeux exorbités, crachant du sang, balbutiant : "Félix,
Félix, Félix..." Celui-ci confiera plus tard : "Je ne peux pas décrire
la terreur qui s'empara de moi ! J'ai lutté pour me libérer de son
étreinte, mais j'étais dans un étau. Entre nous s'engagea un combat
féroce. Il était déjà mort tué par le poison et d'une balle au coeur,
mais il paraissait être animé de forces sataniques." Le prince finit par
s'arracher aux griffes du diable, court chercher ses amis, revient avec
le député Pourichkevitch armé d'un revolver. Raspoutine a trouvé la
force de s'enfuir. Il a gagné la cour, disparu dans la rue. Le député le
poursuit. Dans ses Mémoires, le prince note avoir entendu un, deux,
trois, quatre coups de feu. Le voilà mort. "J'ai vu le corps de
Raspoutine. C'était comme un désordre sanglant... Spectacle dégoûtant.
Je voulais fermer les yeux, pour fuir, oublier le cauchemar, même pour
un instant. J'étais attiré par le cadavre comme par un aimant."
Intervention des espions ?
Mais
ce témoignage ultérieur du prince doit-il être pris au pied de la
lettre ? N'a-t-il pas caché la vérité ? En effet, la photo du cadavre de
Raspoutine montre l'impact d'une balle tirée à bout portant dans le
front, typique d'une exécution. Or, Pourichkevitch a affirmé avoir tiré
dans le dos et la nuque. Cette quatrième balle est même d'un calibre
supérieur aux autres. Se pourrait-il que les conjurés n'aient pas été
seuls ? Des rumeurs parlent de la présence sur place d'un agent des
services secrets britanniques. Or, justement, ceux-ci utilisent des
armes de même calibre que celle qui aurait servi à tuer Raspoutine.
Quelques années après les faits, un ancien agent de l'Intelligence
Service, Oswald Rayner, se vantera abondamment d'avoir achevé Raspoutine
en lui tirant une balle dans la tête. Les Britanniques auraient
organisé le meurtre pour éviter que la Russie ne tombe dans le camp
allemand. Faut-il le croire ? Dans son livre de souvenirs, Ioussoupov
n'évoque pas sa présence sur place. Il se borne à écrire que le cadavre
est ficelé dans des rideaux et jeté dans une voiture où prennent place
le grand-duc et l'officier Soukhotine. Ils s'arrêtent sur le pont
reliant l'île Petrovski à la rive pour balancer Raspoutine dans la Neva.
Les deux hommes doivent percer un trou dans la glace pour que le
cadavre disparaisse sous l'eau. Enfin, Raspoutine est éliminé. Ils
peuvent repartir soulagés sans remarquer qu'une botte de leur victime
est restée sur la glace. C'est sa découverte qui conduira à l'ouverture
d'une enquête.
Retrouvé le 19 décembre, le cadavre est
autopsié à l'Académie militaire. Le Dr Kossorotov découvre de l'eau dans
les poumons. Ce qui signifie que Raspoutine respirait encore lors de
son immersion. Le 3 janvier 1917, la tsarine éplorée le fait inhumer
dans une petite chapelle près du palais de Tsarskoïe Selo (Pouchkine
aujourd'hui). Pas pour longtemps. Le 22 mars, un groupe d'ouvriers
révolutionnaires récupère le cadavre, le traîne dans un bois proche pour
le réduire en cendres. Dans le feu, le cadavre se redresse comme pour
s'asseoir. Panique dans l'assistance. Le moine revient à la vie ! Non,
ce sont seulement les tendons, qui, sous l'effet de la chaleur, se
contractent. Mais, durant des années, des rumeurs prétendent Raspoutine
encore vivant. Seul son monstrueux pénis aurait échappé à l'autodafé. Le
musée de Saint-Pétersbourg présente comme le sien un phallus momifié de
29 centimètres. Stéphane Bern, qui s'y connaît particulièrement bien en
cette délicate matière, le prétend faux. Il n'appartiendrait même pas à
l'espèce humaine. Puisqu'il l'affirme...
L'enquête suivant la
découverte du cadavre a vite fait d'identifier les coupables. Le
médecin et le jeune officier ont déjà fui Saint-Pétersbourg. Le prince,
le grand-duc et le député sont arrêtés. Aussitôt, la tsarine réclame
leur exécution, mais ils sont simplement exilés.
source: www.lepoint.f
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